Au-delà du panorama : la baie comme matrice
L’événement fondateur : du pavé au pont
Huit ans ont passé depuis ce geste inaugural — un pavé dans la mare, un pont dans la baie. Le 21 septembre 2017, Djisr El-Djazair surgit dans l’espace public comme un artefact polémique et une proposition urbaine : un viaduc en Y d’environ 21 km, posé sur des îles-stations artificielles, combinant mobilités (voitures, TC, cyclables, piétons) et programmes métropolitains. On pourra dire que ce n’était « qu’une image » : précisément — l’image opère. Comme l’écrivait Kevin Lynch, la forme est déjà une instruction mentale ; elle organise les désirs, les peurs, les itinéraires. Nous soutenons qu’il existe un avant/après Djisr El-Djazair : la baie est sortie de son statut de décor pour devenir un champ de projet, donc un champ de conflits féconds. Les réactions — que nous évaluons empiriquement à ~75% favorables / ~25% défavorables — attestent moins d’un consensus que d’une prise d’otage heureuse de l’imagination collective : Alger a recommencé à se disputer à propos d’Alger.
Les villes méditerranéennes souffrent d’une tension chronique entre patrimonialisme et présentisme. Djisr El-Djazair se place frontalement sur cette faille : il profanise la baie en la rendant constructible, donc discutable ; il sacralise la traverse en l’érigeant en symbole. Simmel rappelait que le pont et la porte sont les archétypes de la culture : l’un relie, l’autre règle l’accès. Ici, le pont prétend ouvrir (relier deux Alger — l’historique et le possible) tout en régulant (niveaux, flux, arrêts).
Mobilités : de la vitesse à l’accessibilité
La critique paresseuse, mais néanmoins qui fait sens, a réduit la proposition à un slogan — « Bab El-Oued–Aïn Taya en 15 minutes ! ». Or le cœur du projet n’est pas la vitesse, c’est l’accessibilité augmentée : redistribuer les opportunités dans le temps quotidien. Paul Virilio a montré la dimension politique de la vitesse ; nous assumons ici un déplacement : passer de la vitesse (compétition des temps) à l’équité des temps (pluralité des accès). Les îles-stations deviennent des hubs où se nouent transports, emplois, culture, sport, soins, écologies productives.
Écologie : du paysage contemplé au paysage productif
Le risque majeur — légitime — tient à la fragilité écologique de la baie. Toute critique sérieuse doit mettre sur la table hydrodynamique, sédimentologie, qualité de l’eau, habitats marins, avifaune, sans euphémisme. La seule réponse crédible est performative : éviter, réduire, compenser — et plus, régénérer. Le projet doit payer sa place par des gains nets mesurables : renaturation des littoraux, récifs artificiels intelligents, stations de dépollution, monitoring en temps réel (capteurs, données ouvertes), énergies marines/solaires, logistique bas-carbone.
Tout grand projet « révèle » la constitution réelle d’une société. Un montage PPP classique ne suffit pas ; il faut ouvrir la boîte noire : quel cadre de gouvernance (autorité métropolitaine, agence de projet), quels contrats de performance (indicateurs publics), quelle captation de la rente foncière (valeur créée par l’accessibilité), quel fonds citoyen (titres participatifs), quelle règle d’or écologique (pas de dividendes sans atteinte des seuils environnementaux).
Figures historiques : la controverse comme dynamique
Il est utile – et hygiénique – de replacer Djisr El-Djazair dans la galerie des objets d’abord honnis, ensuite fétichisés : tour Eiffel, Pyramide du Louvre, Sydney Opera House, Golden Gate, Øresund, Bosphore. Partout, la controverse a d’abord été esthétique et morale, avant de devenir économique et symbolique. Le diagnostic n’est pas « tout finit par être accepté » ; il est plus subtil : une ville se refonde en s’autorisant des disproportions, à condition que la disproportion devienne proportion commune (usage, bénéfices, imaginaire partagé).
Contre-arguments sérieux (et réponses honnêtes)
- Coût et priorités sociales : oui, un ordre de grandeur en milliards.
- Risque technique/marin : oui, Méditerranée = houle, corrosion, maintenance.
- Atteinte paysagère : oui, la silhouette change.
- Effet de gentrification : oui, l’accessibilité crée de la valeur.
- Capture oligopolistique : risque réel.
Ces réponses ne « neutralisent » pas les objections ; elles les intègrent comme spécifications du projet. Un grand projet est un contrat autant qu’une forme.
Esthétique et ethos : la ville comme œuvre en commun
L’esthétique d’un tel pont n’est pas un style ; c’est un ethos. Nous plaidons pour une esthétique de la justesse : élégance structurelle, sobriété expressive, lisibilité des efforts (haubans, piles, tablier), matérialité résiliente (aciers protégés, bétons bas-carbone, composites recyclables), réversibilité programmée. Qu’on se souvienne de Banham : on peut aimer la machine pour ce qu’elle fait et non pour ce qu’elle montre. Un pont méditerranéen devrait parler climat, sel, lumière, ombre, marées humaines. Il devrait être enseignable : chaque détail explique la ville et la mer qu’il relie.
Héritage opérationnel : ce que le débat a déjà produit
Même non construit, Djisr El-Djazair a eu des effets réels : retours massifs, conférences, invitations institutionnelles, émergence d’un lexique (îles-stations, matrice, reliure), désinhibition d’initiatives périmétriques (réaménagements littoraux, événements métropolitains), montée en compétences collectives (lecture des cartes, métriques de mobilité, écologies marines). La ville n’est plus seulement vécue ; elle est délibérée. C’est peut-être le gain principal : un réarmement civique par l’urbanisme.
Position : pourquoi nous persistons
Nous persistons non par fascination pour le grand geste, mais parce que Djisr El-Djazair a démontré sa capacité à redistribuer l’intelligence de la ville. Le projet se tient sur une crête : trop grand pour n’être qu’un rêve, trop neuf pour être déjà réalisable sans conditions. Or la vocation d’une critique d’architecture n’est pas de trancher entre oui/non ; elle est d’instruire le dossier du possible.
Protocole pour la décennie suivante (si l’on devait passer à l’acte)
- Études d’impact cumulatifs (écologie, hydrodynamique, carbone, socio-économie) en données ouvertes.
- Agence de projet indépendante, dotée d’un mandat public clair, d’un comité scientifique et d’un conseil citoyen.
- Prototype insulaire (1 île-station pilote) : écologie productive, équipements publics, micro-mobilités, jauge touristique contrôlée, retours d’expérience sur 24–36 mois.
- Jumeau numérique de la baie : simulation des flux, scénarios climatiques, maintenance prédictive, exposition publique.
- Montage financier panaché : fonds souverain, obligations vertes, participation citoyenne/diaspora, conditionnalités ESG, pay-for-performance.
- Charte d’équité métropolitaine : anti-exclusion, emplois locaux, quotas d’accessibilité, tarification sociale, clauses de revoyure.
- Design for disassembly : démontabilité partielle, circularité des matériaux, inventaire matières, filières locales.
Ce protocole ne promet pas l’infaillibilité ; il cristallise l’exigence.
Coda : ce que la controverse nous a appris
Nous n’avons pas proposé un raccourci, mais une figure.
Les visions bousculent le présent et sculptent l’avenir.
Djisr El-Djazair en est une — et la critique, loin de l’affaiblir, la rend responsable.
(*) Détails techniques